La production de connaissances sur les organisations

La recherche en tant que pratique sociale

Sur le plan académique, la production de connaissances sur les organisations n'est pas le fait de théoriciens travaillant en isolation. Il faut plutôt prendre en considération le fait que ces théoriciens sont en quelque sorte « encastrés », et ce de différentes façons.

Il sont en premier lieu encastrés dans l'histoire, c'est-à-dire qu'ils produisent des connaissances à partir des organisations qu'ils peuvent observer à un moment ou une période donnés.

Exemple

Philip Selznick, considéré comme étant à l'origine de la théorie institutionnelle de l'organisation, a développé ses premières idées en étudiant le cas de la TVA (Tennessee Valley Authority), établissement public fédéral créé dans les années 1930 et composante de la politique du New Deal établie par le Président F. Roosevelt

Or, les problèmes de gestion des organisations varient selon les époques, de même que la façon dont ces organisations sont structurées. On peut évidemment considérer qu'il existe des problèmes en quelque sorte génériques, qui se posent à toute organisation, mais les solutions observables sont datées. De ce fait, il est toujours risqué d'interpréter les écrits d'anciens théoriciens sans prendre en compte le contexte dans lequel leurs idées ont été formulées

Exemple

Il est difficile de commenter les écrits d'un auteur comme F.W. Taylor sans se replacer dans le contexte du développement de l'industrialisation au début du 20è siècle aux Etats-Unis, et des problèmes spécifiques que posait la gestion de la main-d'oeuvre à cette époque

Les théoriciens ont également une nationalité et leurs écrits peuvent refléter des éléments de leur culture nationale. G. Hofstede, qui s'est notamment fait connaître par ses travaux d'analyse comparée des cultures nationales, expriment cette idée en forçant quelque peu le trait, de la façon suivante :

  • seul une Français comme Henri Fayol pouvait écrire un ouvrage intitulé « Administration industrielle et générale » (publié en 1916) s'appuyant sur une vision pyramidale de l'organisation ;

  • il n'est peut-être pas surprenant que le modèle bureaucratique ait d'abord été popularisé par un auteur allemand (en l'occurrence Max Weber) ;

  • le fait qu'une théorie de l'entreprise qui prend le marché comme point de départ de la modélisation et qui justifie l'existence même de l'entreprise comme réponse à des défaillances de ce marché ait été essentiellement développée par un auteur américain (O. Williamson) n'est sans doute pas un hasard.

Ces exemples sont un peu caricaturaux mais on ne peut nier l'existence de thématiques, de points de vue, de sujets, variables selon les contextes nationaux. Un bilan comparatif des travaux de théorie des organisations menés aux Etats-Unis et en Europe tendait à montrer que les penseurs américains étaient plus intéressés par les questions d'objectifs, de comportement des individus dans l'organisation, tandis que les penseurs européens avaient tendance à privilégier les questions de structure, de technologie, de pouvoir, ou encore de relations entre les organisations et la société dans son ensemble. Approche plutôt microscopique d'un côté, plutôt macroscopique de l'autre.

Les choses ont changé depuis la fin des années 1970, date à laquelle ce bilan a été établi, mais la théorie des organisations en tant que champ disciplinaire ne présente pas encore aujourd'hui la même configuration des deux côtés de l'Atlantique.

Un troisième aspect de l'encastrement du chercheur réside dans son insertion dans un lieu et/ou une communauté de travail. En d'autres termes, la théorisation gagne à être considérée comme une pratique professionnelle avec ses règles, ses enjeux, ses stratégies.

Comme tout champ disciplinaire , la théorie des organisations peut être regardée comme un espace où des acteurs, les théoriciens, sont engagés dans un jeu concurrentiel de conquête de réputation. La structuration du champ peut se caractériser en termes de degré de dépendance réciproque des chercheurs en matière d'utilisation des idées, des résultats, des procédures permettant l'affirmation de connaissances, et de degré d'incertitude de la tâche (définition des problèmes, des questions prioritaires, des objectifs à poursuivre, etc.) auquel les chercheurs sont confrontés. Une science peut ainsi être fortement hiérarchisée par la présence d'une élite reconnue et l'existence de procédures standard de recherche, ou au contraire faiblement organisée, sans élite permanente ou évidente, ce qui lui donne évidemment une configuration désordonnée.

Remarque

On parle de bureaucratie cloisonnée dans le premier cas et d'adhocratie fragmentée pour le second. Ce qui distingue le champ « théorie des organisations » des deux côtés de l'Atlantique tient précisément à la façon dont ce champ est structuré.

Vue comme pratique professionnelle, la théorisation peut également être saisie en termes processuels. On constate alors que la connaissance, telle qu'elle se développe, est encastrée dans des mondes de discours et de pratiques, modelés et remodelés par interaction de différentes catégories d'acteurs, plus qu'elle ne constitue un “ objet ” qui serait découvert puis facilement transféré. Une approche de ce type a évidemment des implications importantes quant au regard que l'on peut porter sur une connaissance d'expert, et sur la façon dont les communautés d'experts possédant cette connaissance la maintiennent et la développent. Elle conduira par exemple à s'interroger sur ce qui conditionne le succès d'une théorie, les raisons qui expliquent la volonté de développer un certain type de connaissance, de s'intéresser à tel phénomène plutôt qu'à d'autres, etc. Et certains observeront que le succès d'une théorie doit plus à son intérêt qu'à sa validité, que certaines théories générales exercent une influence disproportionnée en vertu d'un pouvoir explicatif extrêmement étendu, ou qu'il existe des conditions plus propices que d'autres à l'émergence et à l'affirmation d'un nouveau courant théorique, faites d'un équilibre subtil des degrés de nouveauté et de continuité et d'une étendue d'application suffisante.

Complément

Le schéma suivant articule un certain nombre de facteurs potentiellement explicatifs du succès d'un nouveau courant théorique, facteurs regroupés en deux catégories :

  • des éléments relatifs au contenu du nouveau courant : mélange de nouveauté, pour susciter l'intérêt, de tradition pour faciliter le repérage, et d'étendue du champ d'application

  • des éléments de contexte, qui rassemblent la qualité des supports de publication, la réputation du chercheur, celle de son organisation d'appartenance

.J. OFORI-DANKWA & S.D. JULIAN (2005)

Ou bien encore, on montrera le rôle de la construction d'images ou de métaphores pour créer des théories séduisantes et la fécondité potentielle de la position d'iconoclaste pour l'accès à la réputation. Il sera également possible de détecter des biais d'ethnocentrisme dans la production théorique, ou de mettre à jour les présupposés et les hypothèses implicites qui marquent la production des chercheurs.

Tout cela invite à prendre une certaine distance pour apprécier la validité de la production théorique.

Enfin, la façon dont les chercheurs conduisent leurs travaux et en diffusent les résultats n'est évidemment pas sans incidence sur le monde des praticiens. Réflexions théoriques et résultats des travaux empiriques exercent une influence sur les représentations qu'ont les hommes de terrain des problèmes organisationnels et leurs solutions. Qu'il le veuille ou non, le théoricien est aussi un acteur, que ce soit directement, par sa prise de parole ou lorsqu'il est engagé lui-même dans une relation de conseil ou d'aide à la décision, ou par l'entremise des consultants qui se saisissent de ses conceptions, les adaptent, pour conduire leurs interventions. A mesure que les théories sont communiquées et diffusées, elles reconstituent la réalité qu'elles cherchent à analyser. Réciproquement, les praticiens, en donnant l'accès à leurs organisations ou leur soutien à la conduite de travaux empiriques, pèsent sur la détermination des problèmes qui méritent examen et sur l'appréciation de la qualité des travaux qui auront été menés. La relation entre théories des organisations et pratiques managériales n'est donc pas simplement séquentielle mais plutôt circulaire ou dialectique, la théorie ne faisant pas que refléter son sujet mais contribuant à le structurer.

On touche là à l'une des particularités des recherches en sciences sociales qui, plus que les sciences naturelles, contribuent à transformer les phénomènes qu'elles étudient. Même s'il ne faut pas exagérer son influence et reconnaître que la recherche académique suit les pratiques organisationnelles plus qu'elle ne les précède, elle participe malgré tout au modelage des situations qu'elle étudie et joue un rôle sur le marché des connaissances en management. En donnant la priorité à certains sujets, à certains acteurs, en proposant des concepts, des modèles, des schémas de diagnostic et d'interprétation, les théories des organisations contribuent à nourrir la réflexion et l'action des acteurs qui peuplent les organisations. En ce sens les débats théoriques importent puisqu'ils sont en même temps un débat sur le modelage futur des organisations et de la vie de ceux qui y participent. En ce sens également, les théories des organisations s'offrent à la critique éthique autant qu'à la critique empirique.

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