La production de connaissances sur les organisations

La notion de « théorie » en théories des organisations

Soulignons d'emblée que le mot théorie, tel qu'il est mobilisé dans la discipline qui nous intéresse, peut en fait désigner une variété d'énoncés ou de discours.

On peut évidemment trouver des énoncés qui correspondent à la définition générale du mot théorie, c'est-à-dire en fait un modèle agençant un ensemble de variables permettant d'expliquer un phénomène donné, ou qui tentent de s'approcher de cette conception.

Remarque

On verra que certains courants de théorie des organisations plaident pour ce type de théorisation en le considérant comme l'idéal à poursuivre.

Mais, comme le remarque P. Cossette, théoricien partisan d'une approche cognitiviste des phénomènes organisationnels, on a aussi tendance à utiliser le mot « théorie » pour désigner des énoncés beaucoup plus flous ou ne correspondant pas aux critères standard de définition de cette notion. Il peut s'agir :

  • d'une façon très générale de voir les choses, une conception du monde des organisations, une structure cognitive générale, voire personnelle ;

  • d'une conviction tenue pour acquise sur un élément précis

  • d'une simple hypothèse qui a été plus ou moins mise à l'épreuve, ou dont on ne peut véritablement affirmer la validité expérimentale ;

  • de l'explication d'un événement singulier, chacun pouvant avoir sa « théorie » pour en rendre compte.

Exemple

Dans une perspective cognitiviste, c'est la signification que les individus donnent à leurs actions, plutôt que l'observation empirique, qui doit être à la base de l'étude des organisations.

En bref, notamment en théories des organisations, le mot théorie est mobilisé pour désigner des réalités très différentes, ce qui est évidemment source de confusion.

Cette confusion trouve à s'expliquer par plusieurs raisons.

Il convient tout d'abord de garder présent à l'esprit le caractère ambigu du mot organisation lui-même, utilisé pour désigner tout à la fois :

  • une entité, comme une entreprise, une association, etc ;

  • le mode d'agencement de cette entité : à cet égard, on parle aussi de structure organisationnelle ;

  • l'action d'organiser, c'est-à-dire le processus de création et d'agencement de l'entité ;

A chacun de ces sens, s'associent des questions multiples, les unes très générales, les autres plus précises, dont voici quelques exemples :

Les questions relatives à l'organisation entendue comme « entité »

Les questions relatives à l'organisation entendue comme mode d'agencement

Les questions relatives à l'action d'organiser

Pourquoi existe-t-il des organisations ?

Comment décide-t-on de fixer

les frontières de l'organisation ?

Pourquoi existe-t-il une telle variété d'organisations ?

Qu'est-ce qui différencie les organisations entre elles ?

Quels sont les processus vitaux d'une organisation et comment fonctionnent-ils ?

Quels sont les déterminants de la performance de l'organisation ?

...

Quels sont les critères possibles de division du travail entre les participants à l'organisation ?

Quels sont les systèmes, les processus, qui incitent les participants à l'organisation à s'impliquer dans l'accomplissement des tâches et dans l'atteinte des buts et des objectifs ?

Sur quelles bases convient-il de décider d'un mode d'agencement ?

Quelle est l'efficacité relative des modes d'agencement possibles ?

...

Qui sont les organisateurs ?

Que font véritablement les organisateurs quand ils organisent ?

Quels sont les principes, modèles, représentations qui inspirent les organisateurs ?

D'où viennent ces principes, modèles, représentations ?

...

On imagine facilement que toutes ces questions, de degrés de généralité et de complexité variables, se prêteront plus ou moins facilement à des réponses fondées sur une modélisation simple d'un ensemble de variables, conformément à la définition de principe du mot « théorie ».

Quand bien même voudrait-on suivre ce modèle de principe, les difficultés conceptuelles et méthodologiques ne manquent pas, comme le montre le petit exemple suivant :

Exemple

Supposons que l'on veuille formuler une théorie susceptible d'expliquer le comportement de l'individu au travail dans une organisation, prenant la forme d'un modèle agençant un ensemble de variables.

On peut tenter de procéder par observations, mais celles-ci, comme dit précédemment, seront de toute façon orientées par un certain nombre d'idées qu'il est préférable de rendre explicites. En suivant le cheminement en quatre étapes évoqué précédemment, le raisonnement pourrait être le suivant :

Etape 1 : de quoi s'agit-il ?

Quelles sont les variables pertinentes qui permettraient a priori d'expliquer le comportement de l'individu au travail ?

En première analyse, on pourrait dire qu'il convient de prendre en considération :

  • des éléments caractérisant l'individu lui-même, par exemple des traits de personnalité, des niveaux de qualification, des processus cognitifs (perception des situation, mémorisation, etc.)

  • des éléments de contexte : les caractéristiques de la situation de travail

Désignons par C le comportement de l'individu (la variable à expliquer), P les caractéristiques de l'individu et par S les éléments de contexte (les variables potentiellement explicatives)

Etape 2 : comment les variables sont-elles reliées ?

On peut imaginer a priori plusieurs systèmes de relation. Par exemple :

  • C = f(P)

  • C = f(S)

  • C = f(P∩S)

La première formulation consisterait à dire que le comportement de l'individu est uniquement fonction de sa personnalité, la deuxième qu'elle est uniquement fonction du contexte de travail et la troisième qu'il existe un effet d'interaction entre personnalité et situation

Etape 3 : pourquoi en est-il ainsi ?

On ne peut retenir aucune des propositions précédentes sans proposer une argumentation qui en assoit le bien-fondé.

Par exemple, un argument qui permettrait de soutenir la deuxième proposition consisterait à dire que le comportement de l'individu au travail est simplement fonction des conséquences de ce comportement, c'est-à-dire des sanctions positives ou négatives auxquelles conduit le comportement en question. En termes plus savants, on dira que la proposition C = f(S) traduit l'effet de renforcement : un comportement considéré comme indésirable conduit à des sanctions négatives qui, à terme plus ou moins rapproché, provoquera l'élimination par l'individu de ce comportement sanctionné négativement (et inversement en cas de comportement considéré comme désirable auquel s'associent des sanctions positives). Cette théorie est connue sous le nom de « behaviorisme radical » ou de « positivisme skinnérien », du nom du théoricien qui l'a développée, B.F. Skinner. Evidemment les arguments avancés par ce dernier à l'appui de sa théorie sont beaucoup plus développés que ce qui est résumé ici.

Etape 4 : quand peut-on considérer que les lois énoncées sont valides ?

Il s'agit de délimiter les frontières de validité de la théorie. En l'occurrence, on peut se demander si la proposition retenue vaut quelles que soient la position de l'individu dans une hiérarchie, la nature de la tâche qui lui a été confiée, l'expérience qu'il a accumulée, etc.

Arrivé à ce stade, essentiellement conceptuel, il convient d'opérationnaliser les différents paramètres qui ont été retenus et d'imaginer un protocole d'observations susceptible d'autoriser le test d'hypothèses traduisant le modèle théorique formulé. La tâche n'est pas simple car on s'aperçoit rapidement que les variables prises en considération n'on été ici qu'évoquées. Il faut définir plus précisément ce que l'on entend par « personnalité », « situation de travail », « comportement », etc., et se doter d'instruments d'observation et/ou de mesure de ces paramètres. Or, il existe de nombreuses façons d'opérationnaliser ces éléments.

A titre d'illustration, voici un modèle général de la motivation au travail, dû à T.R. Mitchell et D. Daniels, qui articule des variables individuelles et des variables contextuelles et évoque des éléments de contenu de ces paramètres :

.

Remarque

L'exemple ci-dessus s'inscrit dans la thématique de la motivation au travail. Il s'agit d'un sujet majeur, qui a suscité de nombreuses recherches et de non moins nombreuses théories. Ce sujet relève de la tradition de recherche sur les comportements au sein des organisations, ce que l'on appelle « Organizational Behavior » (OB), qui se distingue des travaux qui prennent l'organisation elle –même comme objet d'étude (« Organization Theory », ou OT). C'est cette seconde catégorie de travaux qui constitue ici le centre d'intérêt, mais il va de soi que les deux traditions de recherche sont loin d'être étanches.

Ce qui est également source de la confusion qui caractérise le mot théorie tel qu'il est employé dans le champ des théories des organisations, c'est le fait que les producteurs de connaissances sont multiples et tendent évidemment à employer leur propre langage. On peut en distinguer au moins trois catégories :

  • les « académiques » qui se présenteront volontiers comme des théoriciens : ceux dont le langage est le plus conceptuel et les énoncés en principe les plus soucieux de rigueur scientifique ;

  • les praticiens : on pense naturellement aux dirigeants des organisations, mais les autres participants détiennent également une connaissance ou des points de vue sur les réalités organisationnelles. Sans doute sont-ils moins enclins à formaliser et diffuser leurs connaissances et, lorsqu'ils le font, sont-ils moins soucieux d'employer le vocabulaire que privilégient les académiques. On imagine cependant difficilement une production de théories par ces derniers qui serait totalement coupée des connaissances « ordinaires » des praticiens ;

  • les consultants : ceux qui font profession d'apporter une aide à la résolution des problèmes que vivent les praticiens et qui jouent à certains égards un rôle de « traducteur » des connaissances académiques, voire qui produisent leurs propres grilles d'analyse et leurs propres concepts.

Remarque

Il existe en management un flux d'ouvrages nourrissant ce que l'on appelle, souvent avec un sous-entendu péjoratif (certains parlent de « littérature de gare »), la littérature managériale. Ces ouvrages, produits par des consultants et/ou par des dirigeants qui tirent les leçons de leur expérience, connaissent un succès indéniable. Outre le fait que certains de ces ouvrages sont devenus des références essentielles pour les « académiques » (par exemple l'ouvrage d'Henri Fayol publié en 1916, ou celui de Chester Barnard publié en 1938), les connaissances contextualisées qu'ils diffusent sur « comment les autres ont-ils fait ?» ou sur « ce qui marche et ce qui ne marche pas », possèdent un réel pouvoir de séduction et s'avèrent d'un usage plus flexible que nombre de théories très formalisées.

Dire que les praticiens produisent et éventuellement diffusent des connaissances sur les organisations invite à poser la question du rapport des praticiens à la théorie et, plus généralement, à se demander à quoi servent les théories des organisations.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer © 2013 IAE de Lille - Ecole Universitaire de Management Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'IdentiqueRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)