L'équation personnelle du chercheur
Conformément à l'idéal mertonien, on imagine évidemment qu'un chercheur fasse preuve à la fois de désintéressement et d'objectivité. Dans le modèle classique de la science, l'objectivité suppose que le chercheur soit neutre et enregistre les choses telles qu'elles sont véritablement, qu'il capte fidèlement la réalité sans que le processus d'observation soit affecté par des facteurs personnels. Si des facteurs de ce type contribuent à fausser les observations, le principe de scepticisme organisé selon lequel tout résultat doit être soumis à la critique collective, contribuerait à en corriger les effets.
Ce principe d'objectivité trouve cependant difficilement à s'appliquer, particulièrement lorsqu'il s'agit d'observer et d'analyser des objets sociaux comme les organisations. Non parce qu'il faudrait a priori soupçonner le chercheur de partialité, mais simplement parce que ses observations sont dépendantes d'une structure cognitive qui s'est construite au fil du temps et des expériences.
L'une des limites du modèle classique de la science, déjà évoquée, est le fait que l'on imagine mal qu'un travail d'observation puisse se faire sans appui sur une théorie préalable, plus ou moins élaborée, qui guide l'observation. On peut évidemment considérer que le monde des pratiques, celui des phénomènes organisationnels, possède sa propre réalité « objective », mais comme on ne peut l'appréhender qu'à travers ce que nos voyons et faisons, la connaissance que nous pouvons en avoir est biaisée par un vision particulière de ce monde.
Remarque :
On verra que la question de savoir si les organisations peuvent être appréhendées comme s'il s'agit de réalités « objectives » ou non divise les différents courants théoriques au point que l'on a pu parler de véritable « guerre de paradigmes »
En d'autres termes, aucune théorie, ne peut simplement saisir la réalité empirique en termes neutres. Il n'y a en fait aucun accès direct à la réalité sans l'intermédiaire de préconceptions et du langage.
Ce langage, qui provient d'abord de la langue qu'il a assimilée, contribue à forger la structure cognitive de l'observateur. Il lui fournit les mots, les catégories, les règles qui lui permettent à la fois de restituer ses observations et de communiquer.
Le langage est évidemment rattaché à un contexte socioculturel, mais il comporte également une dimension propre à cet observateur : le fait de partager la même langue ne signifie pas que tous les natifs d'un pays donné donnent le même sens aux mêmes mots.
La structure cognitive de notre observateur ou de notre théoricien n'est pas uniquement linguistique. Elle est façonnée par ses expériences personnelles qui la prédispose à catégoriser les phénomènes, à imaginer les relations qui les unissent, à hiérarchiser les questions.
Elle résulte également du contexte dans lequel se déploie l'activité du théoricien.
Remarque :
La conception que l'on peut avoir de la production de connaissances engage différentes visions des parts respectives de l'objet d'investigation et du sujet qui conduit cette investigation.
Selon J. Piaget, on peut repérer trois visions différentes :
la connaissance peut être « tirée » de l'objet : elle est supposée refléter fidèlement la réalité, indépendamment du sujet qui doit maintenir une attitude objective, neutre. Cette vision correspond au modèle classique de la science ;
la connaissance peut être « tirée » du sujet : l'accent est mis sur le sujet et sur sa structure cognitive, à la limite comme si l'objet n'avait pas de propriétés ou de caractéristiques intrinsèques ;
la connaissance peut être « tirée » de l'interaction entre le sujet et l'objet : le sujet agit sur l'objet et ce faisant, le transforme. Il doit alors assimiler cette nouvelle réalité à partir de sa structure cognitive et s'accommoder de nouveaux éléments. La connaissance est donc liée à une action qui modifie l'objet.
