La production de connaissances sur les organisations

De l'utilité des théories sur les organisations

Il est assez courant d'adopter une attitude ironique à l'égard des théoriciens qui feraient preuve d'un manque de réalisme, de sens du concret, et useraient abusivement de langages obscurs, d'une sorte de jargon impénétrable pour les non initiés.

Remarque

La façon dont on reçoit la théorie est évidemment variable. Auguste Detoeuf, industriel et essayiste français (1883-1947), la déclinait ainsi :

  • l'Anglais est un praticien qui n'a pas de théorie ;

  • l'Allemand un théoricien qui applique ses théories ;

  • le Français un théoricien qui ne les applique pas. C'est ce qu'on appelle, chez nous, avoir du bon sens.

C'est le même auteur qui donne la définition suivante du théoricien : « un théoricien est un individu qui n'est pas de votre avis » ...

Cette attitude n'est pas vraiment raisonnable dans la mesure où sans théorie, il n'y a guère d'intelligibilité possible du réel ni de possibilité d'action vraiment cohérente. K. Lewin, célèbre psychologue, père de la dynamique des groupes, avait coutume de dire : « il n'y a rien de si pratique qu'un bonne théorie ».

Remarque

Ce à quoi on pourrait ajouter : il n'y a rien de plus dangereux qu'une mauvaise théorie, ...

L'intérêt des théories est multiple. Elles contribuent à faire progresser les connaissances sur un objet ou un phénomène donné et satisfont ainsi un besoin de curiosité tout en ouvrant des possibilités d'action. Elles orientent la recherche sur les questions importantes. Elles permettent d'éviter au décideur d'être noyé ou submergé par la complexité des phénomènes réels.

Ce sont là des utilités de principe, mais le débat est toujours ouvert, par exemple sur la question de savoir qui décide de ce qui est important en termes de questions ou d'orientations de recherche, ou encore sur l'apport effectif de telle ou telle théorie en termes d'originalité des connaissances qu'elle produit et/ou d'utilité pratique.

Pour qu'une théorie remplisse ces fonctions générales, encore faut-il qu'elle respecte certains critères.

La contribution à la production des connaissances se doit de respecter à la fois un principe de parcimonie et un principe de réalisme. L'équilibre n'est pas nécessairement facile à trouver et il ne manque pas, en théories des organisations, de recherches qui, par souci de réalisme, ont cédé à une sorte de logique d'escalade conduisant à toujours complexifier la modélisation des phénomènes étudiés. A l'inverse, il existe aussi des cadres théoriques très épurés, réduisant la complexité à un nombre très restreint de paramètres, que l'on désigne parfois sous le nom de « théorie ombrelle », c'est-à-dire de théorie candidate à l'explication de toute chose.

Dans la mesure où les théories sont susceptibles de nourrir et d'encadrer des débats, voire d'instruire des décisions, il faut également respecter un principe de clarté sans lequel cette fonction de communication peinera à s'opérationnaliser.

Que ces principes soient respectés ou non, il n'en reste pas moins que les praticiens, en général, conservent une attitude réservée, sinon hostile, vis-à-vis des théories et des théoriciens, ou déclarent ne pas s'embarrasser de théorie.

En fait, l'homme d'action peut contester le fait qu'il est guidé par un quelconque modèle théorique, mais cela signifie le plus souvent que ses hypothèses sur l'organisation et la bonne façon de la gérer restent implicites et ne sont pas, de ce fait, soumises au regard critique. Sans doute ces hypothèses ne correspondent-elles pas à ce que l'on entend par le mot théorie pris au sens strict, mais on a déjà souligné le fait que le contenu des théories des organisations ne se limite pas à ce seul sens.

Certains théoriciens des organisations doivent, au moins en partie, leur célébrité au fait d'avoir mis au jour des hypothèses implicites de ce genre.

Exemple

C'est le cas notamment de Douglas Mc Gregor (1906-1964), psychosociologue américain spécialiste des questions de motivation, qui résume les hypothèses implicites des dirigeants en deux séries d'énoncés, qualifiées respectivement de « théorie X » et de « théorie Y » :

THEORIE X

THEORIE Y

Les individus sont paresseux et n'aiment pas le travail

Les individus sont fondamentalement immatures et sont incapables de prendre des responsabilités

Les individus ont besoin d'être dirigés

La dépense d'effort physique et mental est aussi naturelle que le jeu et le repos

L'homme peut se diriger et se contrôler de lui-même lorsqu'il travaille pour des objectifs envers lesquels il se sent responsable

L'individu apprend à accepter et à rechercher des responsabilités

Il est motivé par le besoin de réalisation de soi

Ces deux séries d'énoncés ne correspondent pas à des théories qui auraient été testées, mais bien à des conceptions qui peuvent inspirer le style de management d'un responsable, voire le mode d'organisation général. Par exemple, le mode d'organisation associé à la théorie X pourrait correspondre à la configuration suivante :

Croyances

Caractéristiques de l'organisation

  1. les individus ont besoin d'être contrôlés

  2. les individus ont besoin d'un chef

  3. les individus sont paresseux

  4. les individus n'aiment pas le changement

  5. les individus sont seulement motivés par l'argent

  6. les individus sont interchangeables

  7. les individus veulent de l'avancement

  8. les conflits sont néfastes pour une organisation

  1. centralisation, supervision étroite

  2. centralisation, hiérarchie de l'autorité

  3. supervision étroite, récompenses et unitions

  4. définition des postes, standardisation, formalisation

  5. récompenses monétaires

  6. modèle bureaucratique

  7. hiérarchie de l'autorité

  8. formalisation des procédures d'arbitrage

Ce qui caractérise chacune de ces théories, dès lors qu'elle inspire implicitement les pratiques managériales, ce serait leur caractère auto-vérificateur : si l'on soumet des personnels à des modes de gestion inspirés de la théorie X ou de la théorie Y, il est fort possible que les comportements observables soient conformes aux présupposés respectifs de ces deux conceptions.

Complément

En fait, il n'est guère besoin de multiplier les observations pour être convaincu que les mêmes personnes peuvent parfaitement manifester des comportements conformes aux présupposés des deux théories ; les mêmes personnes réagissent différemment selon les circonstances.

Remarque

Un autre théoricien, le sociologue W. Ouchi, se fera connaître dans les années 1980 en développant ce qu'il appellera la théorie Z. Il s'agit d'un clin d'oeil au travail de D. McGregor, preuve, il est vrai assez rare, que les théoriciens des organisations peuvent se montrer facétieux.

Le dialogue entre théoriciens et praticiens constitue un sujet d'interrogation récurrent, au moins chez les théoriciens. On évoque souvent un divorce entre discours et préoccupations des théoriciens et soucis des praticiens, divorce qui s'est accentué depuis que l'inspiration pragmatique des premiers travaux en théorie des organisations a progressivement cédé la place à la volonté de produire des énoncés dits scientifiques, selon une certaine conception de ce que doivent être de tels énoncés.

Pourtant, le travail de théorisation se devrait d'être inspiré à la fois par un critère de validité scientifique et par un critère d'utilité. Par rapport à ce second critère, une « bonne » théorie devrait présenter un certain nombre de qualités :

  • pertinence descriptive : capacité à saisir les phénomènes vécus par les praticiens dans leur contexte organisationnel ;

  • pertinence de but : correspondance entre les variables de résultat et/ou variables dépendantes d'une théorie et les éléments que le praticien veut influencer ;

  • validité opérationnelle : capacité à mettre en oeuvre les actions impliquées par la théorie ;

  • non évidence : degré auquel la théorie va au-delà du simple bon sens déjà maîtrisé par les théoriciens :

  • à propos temporel : disponibilité de la théorie au bon moment ou, plus largement, adéquation de la production théorique avec les problèmes effectivement vécus.

Les bilans qui ont parfois été faits des théories des organisations montrent que la validité des énoncés et leur utilité ne coïncident pas nécessairement : s'il existe des théories à la fois valides et utiles, d'autres ne vérifient qu'un seul de ces deux critères.

Ces bilans sont cependant eux-mêmes problématiques puisqu'ils portent des jugements qui ne prennent pas toujours toute la mesure des particularités de la construction théorique relative aux organisations et, plus généralement, en sciences sociales.

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