Lecture des environnements institutionnels

Freitag (1935-2009) et la critique de la gestion technocratique du social

Michel Freitag procède à un examen critique des institutions contemporaines qui diluent la référence aux valeurs dans la façon dont elles orientent l'action au profit d'une approche par la gestion des problèmes. En lieu et place d'une régulation institutionnelle à visée universaliste (orientée vers le sens), se développe une régulation opérationnelle-décisionnelle basée sur la gestion pragmatique généralisée du social (la mesure de l'activité). L'horizon de nos sociétés pourrait alors se résumer à la perspective d'un "contrôle social total".

Freitag définit le mode décisionnel-opérationnel, comme une « extrapolation » heuristique et hypothétique. Alors qu'il situe précisément sur les plans historique et culturel le mode de régulation culturel-symbolique et le mode politico-institutionnel (Le premier caractérisant les sociétés primitives et traditionnelles régule directement les pratiques sociales par l'adhésion au sens intériorisé par la culture, alors que le second qui correspond aux sociétés modernes les régule indirectement par la médiation du droit et des institutions), le mode décisionnel-opérationnel est pour l'auteur un modèle en formation qui oriente le développement des sociétés contemporaines.

Sa caractéristique essentielle est de réguler directement la pratique sociale sur la base de procédures, de normes opérationnelles, de rapports d'influence, de décisions pragmatiques, de déclenchement de réactions, etc. Il se traduit par la «prolifération de réponses purement pragmatiques apportées au déclin et à la dissolution progressive de toute référence normative a priori ». Ces manifestations opérationnelles-décisionnelles relèvent principalement de l'affaiblissement de l'institution, fondée sur la priorité des fins, au profit de l'organisation, régie quant à elle par la priorité des moyens. Dans ce glissement qui pourrait correspondre au passage de la modernité à la postmodernité, Freitag souligne au moins trois mutations.

Premièrement, la pratique sociale se disperse et se différencie, ce qui induit un empilement des pratiques particulières, une libération de multiples puissances sociales et du même coup la dissolution de la société comme totalité : les logiques d'intérêts et de statuts deviennent prépondérantes.

Deuxièmement, le sens de l'action évolue vers une sorte d'activisme "a-réflexif", motivé avant tout par des procédures et des normes opérationnelles : le pragmatisme produit les bonnes décisions.

Troisièmement, le mode de régulation des rapports sociaux se réduit à l'application d'une rationalité basée sur la résolution de problèmes : la logique utilitaire devient hégémonique.

Fondamental

L'auteur distingue les deux modes politico-institutionnel et décisionnel-opérationnel comme ci-dessous :

Tableau récapitulatif 5

Politico-institutionnel

Opérationnel-décisionnel

  • Un Etat centralisé décisionnaire

  • Motivation politique

  • Régulation normative (l'idée de la justice, ou du bien commun, ...) – considération identitaire

  • Visée universaliste

  • Réalisation d'une finalité extérieure

  • Formes signifiantes (conceptualisme ou médiation d'idéologies synthétiques)

  • Adhésion à un projet politique ou une « idéologie »

  • Une multitude d'acteurs

  • Gestion pragmatique

  • Régulation à caractère technique (faisabilité, efficience) – opérativité / effectivité

  • Visée particulariste

  • Problèmes à résoudre au cas par cas

  • Recomposition de l'objet en terme d'objectifs pratiques précis (pragmatisme)

  • Le faire technique crée sa propre évidence à laquelle il faut s'adapter

Complément

Michel Freitag, La nature de la technique in, chapitre V de L'Oubli de la société, PUR, 2002. La dissolution du politique dans la gestion technocratique du social (pp 283-289).

« (il y a) substitution progressive d'un mode de gestion organisationnel, décisionnel et opérationnel du social, impliquant le contrôle et la production directs des pratiques et des rapports sociaux, à la régulation politique et institutionnelle qui établissait des règles générales, justifiée par référence à des principes de nature philosophique ayant une portée idéale ou transcendantale, et qu'une autorité sociétale unifiée dans l'Etat créait législativement et se contentait de sanctionner après coup de manière judiciaire ou administrative (...) on assiste à la dissolution du politique à mesure que la gestion pragmatique généralisée de la vie sociale se substitue à la régulation politico-institutionnelle de forme universaliste. Les activités gestionnaires deviennent alors la forme dominante de la participation sociale en se substituant progressivement au "travail productif". Et en même temps que ce que se déploie partout une approche pragmatique en termes de problem solving, la société comprise comme totalité normative et identitaire se décompose objectivement dans du social indéfiniment mouvant et complexe. »

« Ainsi la vie publique et la vie sociale se trouvent progressivement absorbées participativement et réactivement dans ces modalités et procédures techniques de gestion et de contrôle, de prévision et de programmation, et elles sont tendanciellement réduites à cette nouvelle condition de la production sociale... »

A lire Dialectique et société de Michel Freitag sur http://classiques.uqac.ca/contemporains/freitag_michel/freitag_michel.html

Rappel

A l'issue de cette deuxième partie, nous avons souligné que les logiques organisationnelles supportées par les institutions sont généralement interprétées comme une forme de contrôle visant à normaliser les comportements des acteurs et leurs actions.

On peut parler de sociétés du contrôle chez certains auteurs emblématiques; contrôle entendu comme bio-pouvoir (qui s'étend à tous les domaines de la vie), ou comme gestion technocratique du social (qui s'entend comme la priorité du faire processualisé sur le sens des actions).

ComplémentVoir et écouter Michel Freitag

Lien vers la vidéo : http://www.vitheque.com/Fichetitre/tabid/190/language/fr-CA/Default.aspx?id=684

Judith Vienneau rencontre Michel Freitag, sociologue et philosophe (Documentaire / Canada (Québec) - 2004 / MiniDV / Couleur / 140 min. 10 / Français)

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